4 questions pour demain avec Damien DEVILLE #anthropologie
Damien DEVILLE est géo-anthropologue, Franco-Burkinabé, co-créateur de l’archipel des Alyzées. Il est aussi militant engagé en écologie politique et écologie relationnelle. Son dernier livre : “Toutes les couleurs de la Terre” est paru aux éditions Tana.
“Je crois que remettre les territoires comme centre de l’action politique permettrait de penser vraiment la résilience et surtout d’emmener humains et non-humains dans un seul et même horizon.”
1. Que vous enseigne la crise actuelle ?
Je pense que la crise enseigne deux choses majeures qui sont en fait tout à fait liées.
La première c’est que dans la façon dont on a pensé le monde et les politiques publiques, on a oublié de penser la relation à l’autre. Pourtant, en observant toutes les relations à la fois entre humains et avec les non humains, c’est lorsque ces relations ne sont plus de qualité que cela nous met en position vulnérable.
On est tous des êtres relationnels par définition mais on l’a mis en invisibilité dans les politiques aujourd’hui. Cela a créé la destruction des habitats, la destruction de la différence, qui entraînent un stress chez les animaux et du coup l’apparition de zoonoses qui peuvent se disséminer de l’humain au non humain et vice versa d’ailleurs. Alors forcément, cette crise invite à requestionner les rapports que l’on a au vivant.
Et puis la deuxième chose qui est très liée au fait que l’on n’a pas considéré le vivant et le non humain dans nos politiques de développement, c’est qu’on a eu tendance à aménager le territoire à travers le tout urbain et notamment le tout métropolitain. Ces grandes métropoles très connectées au monde. Et c’est grâce à elles notamment que le virus s’est disséminé. Mais je pense que ce qui pose davantage problème c’est la densité à laquelle elles répondent et qui est, je crois, incompatible avec l’émancipation des populations humaines, le bonheur, la créativité, le fait de se sentir appartenir un territoire. On l’a bien vu avec cette fuite des urbains vers les territoires ruraux. Cela pose certes la question de la définition du territoire rural face à une vision de la ruralité fantasmée. On place en effet beaucoup d’espoirs dans cette ruralité sans forcément la connaître. Mais au moins, ça permet de mettre le doigt sur ce que l’urbain ne peut plus apporter, c’est à dire un territoire dans lequel on se sent bien, dans lequel on est capable de faire face aux crises, un territoire qui permet l’adaptation et la résilience.
2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?
Alors je ne sais pas ce qu’elle peut permettre de changer en tout cas je sais ce que j’aimerais qu’elle invite à changer. En premier lieu, essayer de changer notre rapport à l’autre qu’il soit humain ou non humain. On ne se rend pas compte à quel point nos sociétés sont violentes envers la différence.
On a toujours construit nos politiques publiques à travers l’exclusion de l’autre. Je l’ai beaucoup vu à travers une expérience personnelle en Australie autour de la protection des populations de koalas. Les koalas n’arrivaient plus à vivre parce qu’on détruisait leur espace et d’ailleurs ils développaient une maladie qu’on appelle la chlamydiose à cause justement du stress que leur apportent les populations humaines. Il y a un parallèle très fort avec la crise qu’on vit aujourd’hui.
Si vous voulez, la violence qui était donné aux koalas n’était que le miroir d’une autre violence entre populations occidentales elles-mêmes et aussi entre population occidentale et population aborigène, complètement oubliée des politiques publiques.
Je pense qu’on a une vraie volonté à se ré-outiller. Intellectuellement d’abord, on a besoin de concepts qui nous permettent de penser cette inclusivité et puis ensuite en termes de politiques publiques, pour changer la manière dont on aménage le territoire, dont on pense le vivre ensemble, dont on protège la nature, dont on fait vivre nos démocraties de manière générale.
Ce sont des choses dont on avait déjà l’essence notamment dans la pensée et dans de nouvelles formes d’engagement mais qui paraissaient tellement progressistes qu’elles allaient mettre du temps à se mettre en place. Je crois que la crise du Coronavirus met l’humanité face à un tel choc que, peut-être, elle va accélérer cette transition.
3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?
Je pense qu’une des clés ce sont les territoires. Et je pense qu’elle n’est pas gagnée parce que face à la crise que nous vivons on a tendance à réaccorder un héroïsme, une sorte d’épopée à l’Etat, au tout État en tout cas. Alors certes le tout État revient pour réguler le capitalisme, ce qu’on avait tendance peut-être à oublier ces dernières décennies, mais il revient également au détriment d’un autre acteur, qui pourtant pourrait être plus légitime pour penser la transition, que sont les territoires. C’est à dire l’échelle de l’expérience partagée, l’échelle du vivre ensemble. Je crois que remettre les territoires comme centre de l’action politique permettrait de penser vraiment la résilience et surtout d’emmener humains et non humains dans un seul et même horizon. A l’échelle locale, on peut porter des actions qui sont adaptées au vivant qui compose ce territoire, aux symboles anthropologiques également qui composent ce territoire et qui permettent l’émancipation.
Ca me fait penser à ces propos de Jean Malaurie qui ont été très inspirants pour moi et qui disent qu’au fond, sans symbole, on n’est rien qu’un peuple de robots manipulés par le verbe et par l’image. Ces symboles, ce sont des récits qui finalement nous donnent envie de nous projeter, nous donnent envie de faire des liens entre les générations, donnent envie de préparer le terreau pour les générations futures.
Si je dis que c’est pas gagné tout ça, c’est parce que je crois que l’on va assister à la sortie du Covid-19 avec deux écoles qui vont s’opposer dans le champ militant, citoyen et politique. Et je dirais, même, instinctivement, que c’est peut-être ce qui va composer les champs politiques demain, entre un retour fort de l’État pour annoncer la transition écologique et un retour fort des Territoires pour annoncer la transition écologique.
Pour moi ça change tout dans la manière de porter le vivre ensemble tout simplement. J’ai plutôt tendance à défendre cette deuxième école, ce qui ne veut pas dire pas d’Etat bien au contraire, mais un Etat qui est plutôt en accompagnement des initiatives qui pourront être portées dans les territoires.
Forcément faire dialoguer les territoires invite aussi à sortir un peu de notre francocentrisme et de notre européocentrisme pour voir un peu ce qui se passe par ailleurs. Par mes expériences de vie, j’ai un regard énormément tourné vers l’afrique de l’ouest maintenant et c’est vrai que, cette crise montre à quel point on est sur des régimes inégalitaires entre l’Europe et l’Afrique, qui sont liés à un rapport de domination qu’entretient l’Europe avec l’Afrique. Il faut imaginer qu’au Burkina Faso par exemple, il y a 10 lits de réanimation pour tout le pays or le Coronavirus tend à toucher autant l’Afrique de l’ouest que l’Europe aujourd’hui. Donc penser les mondes humanistes, écologistes de demain, c’est aussi penser ce qui se passe ailleurs. Comment nos actions ici à Paris ici dans nos territoires influencent la vie de ces personnes. Et j’espère qu’on sera davantage dans des dynamiques de coopération finalement entre Nord et Sud que dans des dynamiques de domination qui ont été la règle des politiques publiques depuis quelques décennies.
4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?
Alors à l’échelle individuelle, on est tous pris par la modestie, c’est aussi une leçon d’humilité cette crise.
Je pense que parmi toutes les batailles qui nous attendent, qui sont menées par les citoyens par les chercheurs, la plus importante de toutes c’est la bataille culturelle. Parce que la bataille culturelle, elle change nos projections au monde et quand ces projections au monde changent, tout change. Nos actions, la manière d’être en lien, la manière de faire territoire, la manière d’éduquer.
Et j’aimerais modestement continuer à mener un petit peu cette bataille culturelle. On a commencé à le faire à travers ce concept d’écologie relationnelle qu’on a mis dans un livre. J’aimerais continuer d’aller un peu plus loin et puis j’aimerais m’engager davantage pour la diversité des territoires car je crois que crise sociale et crise environnementale peuvent se résumer à une crise de “l’un”. C’est à dire que l’uniformité des mondes est, quelque part, le pire ennemi de la transition écologique. Contourner cette uniformité s’est miser sur la diversité qu’on incarne tous à l’échelle individuelle d’abord et sur les diversités des territoires également. Et j’aimerais porter des actions qui peut être replacent au coeur de nos façons de penser, de nos façons d’être, cette diversité des territoires. Ca va passer par continuer mes recherches, continuer d’écrire mais aussi par des actions un peu plus militantes et peut-être par un retour à la campagne.
C’est vrai que dans les milieux écolo, on a tous nos paradoxes et par rapport à ce que je défends, le paradoxe chez moi, qui est le plus invivable je crois, c’est le fait d’être en ville. Puisque finalement on est prisonnier de l’imaginaire du tout urbain, qui traduit cette même uniformité des mondes dont je parlais tout à l’heure. Finalement, moi qui défend la diversité des territoires, par la présence de mon corps dans une grande métropole, je participe à détruire cette même diversité des territoires. C’est à dire que mon esprit défend quelque chose que mon corps participe à détruire. Ce paradoxe est de plus en plus invivable pour moi et j’aimerais bien retourner vivre en campagne. Alors c’est plus difficile qu’on le pense parce qu’il ya des chaînes invisibles qui nous relient à la ville, d’opportunités, d’emplois, de réseaux culturels, amicaux qui font qu’on se sent bien dans un territoire et que c’est dur de tout lâcher pour aller dans un autre territoire. Mais j’espère franchir le pas et ça me permettrait finalement de faire plus de liens entre ce que je pense et ce que je fais concrètement en 2020..
J’ai quelque chose qui m’a vraiment troublé et qui a été d’ailleurs une initiation pour moi, une bifurcation dans mon travail d’intellectuel et de militant, c’est que j’ai eu la chance de beaucoup voyager. Et découvrir que la diversité que je projetais ailleurs au fin fond du monde, au fin fond de l’Afrique de l’ouest, de l’Asie, elle est également présente chez nous, dans les moindres recoins de nos espaces. Sauf que l’éducation, la manière d’appréhender le monde que l’on reçoit dans les sociétés occidentales, ne nous permet plus de découvrir cette diversité. Et c’est ce à quoi peut-être j’inviterais les gens demain, c’est-à-dire à réouvrir l’esprit à toute cette diversité qui nous entoure et de la placer au coeur des modèles de développement. En faisant ça je crois qu’il y a mille et un chemin de sagesse et de résilience qui s’ouvrent, à la citoyenneté mais également finalement à la recherche scientifique.
Propos recueillis le 22/04/2020.
Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …
“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.
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