4 questions pour demain avec Samuel Chabré #liensocial
Samuel CHABRÉ est co-fondateur chez La Société Nouvelle, co-créateur de Hyperliens, du projet independants.co, membre actif du collectif Ouishare.
“Il y a un enjeu hyper fort de relocalisation (…) Il va y avoir du consensus à cet endroit là et notamment pour créer des écosystèmes résilients capables d’absorber les chocs”
1. Que vous enseigne la crise actuelle ?
Je trouve intéressant de démarrer en précisant un peu qui je suis et d’où je parle aujourd’hui.
J’ai grandi dans une ferme à la campagne quand j’étais plus jeune, mon père est agriculteur, ma mère est infirmière et c’est un milieu où il n’y a pas beaucoup d’argent. Aujourd’hui je suis dans un tout autre milieu, je fais partie de OuiShare et de plusieurs collectifs, je travaille à Paris et donc forcément entre mes parents et moi; il n’y a pas la même appréhension du monde. Et je réponds à ces questions d’un point de vue très personnel.
Le premier truc qui m’a marqué, c’est les avions qui tournaient à vide, parce qu’ils devaient maintenir les slots, ils décollaient sans personne. La fragilité du système. Et après je me suis dit “putain, on est vraiment dans un théâtre en fait”, où l’économie ça fait un moment sûrement qu’elle n’est plus au service de l’humain mais là, vraiment, ça se voit. Donc ça c’était un premier apprentissage, c’était vraiment de se dire tiens c’est donc ça le néolibéralisme.
Et après il y a eu des choses qui me touchent pour le coup très intimement. C’est quoi les métiers utiles ? Moi, mon métier s’il disparaît ok il ya des gens qui vont peut-être être tristes mais c’est parce qu’ils m’aiment bien, et je voyais ma mère qui est infirmière, mon père qui est paysan, si eux disparaissent maintenant ce serait la catastrophe. Ces métiers là pourtant sont des métiers mal payés, mon père, qui s’en tire bien pour un agriculteur, doit être à 900 euros par mois, quand on sait que dans les métiers intellectuels ou de consulting, moi je peux facturer jusqu’à 1000 euros la journée, d’autres bien plus. Les valeurs de notre monde sont très inopérants en tant de crise. Dominique Méda a fait une tribune là dessus que je trouve très parlante. J’ai bien aimé aussi le travail de Datagueule sur les invisibles du clic.
Tout d’un coup une certaine idée de la globalisation, de la mondialisation et du progrès est morte avec cette crise, c’était déjà mort mais là il y a un truc qui a été acté, qui a chuté.
Pour moi c’est pareil, je fais partie d’un milieu qui parle beaucoup de transition écologique, d’engagement écologique, etc, et en même temps je prends l’avion, j’ai une vie avec un certain confort…
Il y avait avant cette crise, encore cette promesse du libéralisme qui était le confort, la promesse des vies heureuses, sans qu’on sache que ça allait être, et là, tout d’un coup on se rend compte que cette promesse de confort quand elle ne peut pas être tenue; il n’y a rien d’autre, il n’y a plus de lien.
On découvre que la vie dans laquelle on peut vivre aujourd’hui, n’est ce qu’elle est, que parce qu’elle a été une longue suite de luttes et de rapport de forces. Ce ne sont pas des acquis, ce sont des choses en mouvement et tout d’un coup tu peux te retrouver sans rien. Moi je suis indépendant, et tout d’un coup je me suis retrouvé sans revenus, plus rien, ben comment on fait ? Et là tu te rends compte que bah oui en fait on ne laissera pas mourir les grands groupes du cac 40, par contre toi ben, toi peut-être. Là tout d’un coup, c’est un endroit et un enjeu de repolitisation.
On voit bien, dans ma génération notamment, que dans les endroits d’éducation notamment les écoles des commerces et des écoles d’ingénieurs, c’est une catastrophe. Comme si on avait complètement enlevé cette partie là de l’apprentissage. Quel est le type de société que l’on veut, le rapport au monde que l’on construit. Si le modèle fondé sur toujours plus de consommation tout d’un coup se pète la gueule, il n’y a plus rien et en attendant ça a cassé les liens de solidarité.
A l’endroit où l’on est aujourd’hui, si on ne lutte pas, il ne va rien se passer. C’est à dire que les acquis qu’on avait risquent de se réduire, tu vois les gens reviennent sur les 35 heures, sur les congés payés, ils sont en train de nous habituer à dire il y a de l’argent magique ok.. Mais, à un moment il faudra rembourser. Donc à un moment qui va rembourser ?
2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?
Ce sont des questions difficiles parce que les temps des crises sont toujours des temps complexes pour porter une analyse avec de la pertinence mais en même temps, il va y avoir des choses qui vont se mettre en place et c’est maintenant que ça se passe.
Ce que je peux observer déjà, c’est qu’il va y avoir un retour au local.
Les métropoles telles qu’elles ont été conçues, sont des métropoles servicielles j’ai fait un petit peu d’urbanisme et ce sont des choses qui frappent. C’est à dire que les villes ne sont pas faites pour des crises, les villes ne sont faites pour des moments de résilience.
Comme le dit Bruno Latour dans son livre “Ou atterrir “, il va bien falloir atterrir dans des endroits où on va être avec de la nature, où on va avoir à nouveau de l’espace. La question étant comment on va pouvoir réhabiter ces endroits-là.
Il ya beaucoup de choses qui sont en train de se repenser en local, à la campagne. C’était déjà des terres de liens et là je trouve que les liens explosent. Les maires sont parmi les premiers à s’engager et les gens sont très actifs, très imbriqués, ce qui permet de relancer des petits commerces et du consommer local.
Il y a donc un enjeu hyper fort de relocalisation et ça va être demandé par des partis très différents, de tous bords politiques. Il va y avoir du consensus à cet endroit là et notamment pour créer des écosystèmes résilients capables d’absorber les chocs.
Autre chose concernant le futur du travail. C’est un sujet que j’ai beaucoup creusé notamment au sein de OuiShare. On est un collectif d’indépendants et d’interdépendants qui travaillons déjà entre plusieurs pays, plusieurs fuseaux horaires, plusieurs lieux, donc on a toujours eu cette habitude de travailler à distance mais là ces pratiques peuvent se généraliser avec cette obligation qui a de rester confiné chez soi.
Evidemment tout n’est pas possible uniquement par le numérique mais, il y a quand même énormément de choses possibles et notamment dans des endroits pour moi très structurants qui hier n’étaient pas du tout dans ces formes là de travail notamment les grandes entreprises. On se rend compte que pour de nombreuses professions où on te demande de produire de la pensée et de répondre à des choses via mail, le fait que tu sois à Paris, à Ambierle ou à Sao Paulo c’est la même chose.
En fait, on va tout d’un coup avoir la possibilité de revendiquer ça et de travailler à distance. Ne plus être enchaîné à un lieu _ je parle vraiment de la France ailleurs j’en ai aucune idée_ en tout cas pas à temps plein et donc ça va ouvrir des possibles
Après, pour moi la mère de toutes les batailles et que l’on est peut-être en train de voir advenir c’est le revenu de base. Je veux dire que s’il n’y a pas de revenu de base tout ce dont on est en train de parler pour mener la transition écologique, ça ne passera pas. Quand tu as une pression économique en tête de l’ordre de la survie, tu n’as aucune possibilité de penser à la politique à la société. C’est pas possible. Il faudra pousser pour que ça soit structurelle et non pas conjoncturelle
Mon dernier point c’est que l’on est en train de vivre une repolitisation de la société. Il y a irruption à nouveau de ces questions là et là je le vois avec, encore une fois, la question des indépendants à travers le syndicat que nous avons récemment créé. J’en parlerai après. C’est hyper impressionnant à cet endroit parce que tu sens qu’il a eu vraiment une façon de penser le monde à travers le prisme néolibéral et là, tout d’un coup, ils ont des revendications car se rendent compte que les acquis sur lesquels ils sont ne sont pas garantis. Et donc là tout d’un coup, il ya la nécessité de retrouver une forme d’être ensemble, de politique, de porter des choses, faire des pétitions etc.
Je vous engage à lire “Vis ma vie d’anarchistes” d’Emma Goldman sur ce sujet pour se rendre compte de la période de lutte politique qu’a été le début du 20e siècle et la fin du 19ème. On est peut être en train de revivre la même chose. On recrée des syndicats on se resocialise et à nouveau on porte des paroles et à nouveau les gens se disent que peut être qu’il n’y a pas que la société de consommation.
3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?
On en a aucune idée, il n’y a pas une voie, il n’y a que des intuitions. Je m’aperçois que dans la façon que j’ai de concevoir le monde, le lieu où j’habite a une influence majeure. Et je vois bien par exemple en ayant changé brutalement d’espaces à quel point Paris façonne ma façon de voir le monde. Je crois beaucoup à l’importance de retrouver ses racines et de se réancrer dans des territoires ruraux. On ne pourra pas tous le faire, mais plus on sera à le faire, et plus il va y avoir des choses puissantes que l’on pourra faire émerger. Je ne crois pas que les choses puissantes dont on a besoin aujourd’hui puissent venir massivement de personnes restées à Paris. Je crois beaucoup à ce mouvement autour des tiers-lieux qui ne sont ni des lieux de travail, ni des espaces pour la vie personnelle, qui proposent pleins d’activités multiples et qui sont des espaces d’apprentissage par un tiers. Repenser à jouer collectif était quelque chose de l’ordre du signal faible ces dernières années et là c’est devenu quelque chose de massif. L’État investit d’ailleurs assez massivement dans des tiers-lieux parce que ce sont des endroits de resocialisation très forts.
Donc je crois beaucoup au fait que pour préparer le retour à la “normale” il ne va pas falloir habiter au même endroit qu’avant.
Je vous cite une petite phrase de Pierre Charbonnier qui a écrit “Abondance et libertés, une histoire environnementale des idées politiques”, il dit “Mon principal espoir est que le zaadiste, le jacobin écolo et le technocrate radicalisé pactisent”. Je me reconnais assez là dedans c’est à dire que pour préparer le retour à normale il va bien falloir accepter de faire des alliances et des fédérations.
Pour ne pas retourner à un “business as usual” il va bien falloir accepter d’aller chercher des gens et de forger de nouvelles alliances politiques avec des personnes avec lesquelles peut être que tu n’es pas d’accord sur tout mais qui partagent des valeurs communes.
Pour changer le monde, il faut commencer par prendre le pouvoir ! S’engager en politique.
Le paradoxe c’est que on est avec des gens qui sont très forts pour donner des leçons, mais en fait ils ne s’engagent pas donc en fait ils ne peuvent pas avoir de pouvoir sur les choses. Et notamment au niveau local, les communes c’est un enjeu titanesque, c’est un enjeu parce que c’est là que l’on va pouvoir se réapproprier les choses.
Le dernier point c’est ce que vous êtes en train de faire en fait. On voit bien qu’on est dans une bataille des imaginaires. Il faut donner à voir aux gens que c’est possible.
J’ai réalisé avec Sylvain Paley une web série qui s’appelle Hyperliens. C’était une commande du gouvernement et donc à la base c’était pour filmer une autre France du numérique, pas la France des start-up ni de l’intelligence artificielle. On est allés filmer la France des tiers-lieux, des fablabs, on est allés dans la Creuse, dans l’Aveyron, dans des endroits où vraiment moi j’ai vu un des futurs possibles. Le capitalisme ne va pas disparaître du jour au lendemain, donc la vraie question c’est comment on va arriver à tordre les choses pour les remettre au service de l’humain. Et on a filmé ça. Alors évidemment ça marchait très très bien dans des petits milieux déjà convaincus mais ça a parlé aussi à ma soeur. Ma soeur elle n’en a rien à foutre, elle est médecin alors le numérique vraiment ça lui fait de belles jambes. Elle a finalement montré le film à toutes ses copines parce que tout d’un coup ça lui montrait qu’on pouvait vivre autrement, que c’était possible et qu’il y avait déjà des gens qui le faisaient
4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?
Et bein j’ai déjà commencé en fait. J’ai rendu mon appart à Paris depuis le début du confinement et dans la ferme où je suis, il y a cet enjeu de la transformer en ce qu’on a appelé un tiers lieu paysan. Parce que le modèle agricole, pour le connaître un tout petit peu, on va arrêter de se mentir, il est quand même sacrément compliqué et il va bien falloir proposer d’autres choses. L’idée est donc de transformer la ferme en un espace où bien sûr tu peux te nourrir, mais où tu peux apprendre, où tu peux te ressourcer, où tu peux t’inspirer.
Et après presque dans le même élan, il y a un engagement du coup dans ce syndicat qui s’est créée avant la crise et qui s’appelle independants.co. Il est né d’une intuition qu’on avait avec plusieurs personnes autour de la nécessité de faire entendre la voix des indépendants. A la base, le monde du travail reposait sur un modèle de salariat, aujourd’hui il y a quelque chose qui s’accélère sur le fait qu’il y a de plus en plus d’indépendants. Mais dans des conditions inquiétantes. Quand on voit les livreurs Deliveroo, c’est une honte, c’est ça la modèle de société qu’on souhaite ? Pareil pour Amazon, je rappelle que ce qui nous a permis d’avoir des biens livrés au début du confinement, c’est quand même des mecs qui étaient obligés de travailler pour un salaire de misère dans un entrepôt où ils choppaient le Covid.
Donc voilà il faut à la fois se recentrer sur du local, habiter des nouveaux lieux, changer les lieux où l’on est pour proposer de nouvelle formule. Proposer d’autres modèles de société et en même temps porter très fort les sujets politiques pour ne rien lâcher. Parce que vraiment ce qui est sûr c’est que dans la période qui va s’ouvrir il va falloir lutter très fort pour que les choses qu’on a envie de voir advenir adviennent.
Une des personnes très très inspirantes et c’est grâce à vous que je l’avais vu en vrai c’est Philippe Descola. Lisez Descola vraiment ! plongez là dedans, je trouve ça génial de se dire que c’est des anthropologues qui vont à nouveau nous apprendre à habiter différemment le monde.
Propos recueillis le 17/04/2020.
Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …
“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.
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