4 questions pour demain avec Hervé Kempf #écologies
Hervé Kempf est journaliste et rédacteur en chef de Reporterre, le quotidien de l’écologie, qu’il a fondé en 1989. Dernier ouvrage L’Écologie du XXIe siècle, collectif, sous sa direction, éd du Seuil, 2020.
“Ce qu’il faut arriver à faire, c’est un monde différent, plus égal et plus sobre (…) ça va être une bataille si l’on veut éviter le retour à la normale capitaliste..”
1. Que nous enseigne la crise actuelle ?
Il y a plusieurs choses qui me frappent évidemment.
Tout d’abord c’est un événement dont l’origine est une crise écologique.
On a maintenant bien identifié les chaînes de transmission des virus, on a aussi compris que le coronavirus, le sars cov 2 ça n’est pas la première fois que ça arrive mais que c’est la répétition de processus qu’on a déjà expérimenté depuis 15 ans ( Ebola, H1N1, ..). On sait qu’il y a une récurrence dans ces crises et on sait maintenant qu’elles ont une origine écologique. La destruction profonde des écosystèmes et en particulier la déforestation conduisent à ce que des lieux de biodiversité extraordinaire soient de plus en plus restreints et, à l’intérieur, des formes de vie se trouvent mises en contact avec des sociétés humaines importantes, alors que cela n’était pas le cas auparavant. Et l’on sait que c’est la société humaine telle qu’elle est constituée aujourd’hui qui va de plus en plus presser ces forêts tropicales essentiellement, mais aussi d’autres écosystèmes, et révéler des virus ou d’autres micro-organismes très dangereux et qui ont maintenant des conséquences absolument dramatiques.
Donc ce qui me frappe, c’est que la crise gravissime de la biodiversité, ce que nous les écologistes, ou en tout cas ce que les scientifiques de l’écologie, nous disent depuis maintenant très longtemps, c’est que nous vivons la sixième crise d’extinction des espèces. Et on se rend compte maintenant que ce n’est plus un postulat abstrait mais une chose très réelle et dont les conséquences sont absolument majeures et catastrophiques.
Il n’y a pas seulement le changement climatique dans la catastrophe écologique qui se joue et qui bouscule les sociétés humaines, il ya aussi la crise de la biodiversité.
C’est le premier constat et s’il fallait en tirer une leçon c’est qu’il faut arrêter d’abord le trafic des animaux vivants et par ailleurs, arrêter la destruction des écosystèmes, protéger de manière absolue tous les écosystèmes à peu près vierges existants et commencer à restaurer, autant que possible, ce que l’on appelle la nature.
Ce serait ma première leçon, souligner que cette crise montre l’interaction profonde entre un phénomène qui est d’origine et de nature écologiques et la société humaine, touchée dans toutes ses dimensions et tous ses domaines d’activité.
La deuxième remarque que l’on peut faire, c’est que cette crise signe profondément l’échec du capitalisme dans sa version du début du 21ème siècle, à savoir le néolibéralisme. C’est à dire un système économique piloté essentiellement par l’avidité et la cupidité d’une classe dominante qui n’a cessé de s’enrichir et d’accroître les rapports d’inégalité depuis maintenant 40 ans. C’est aussi très bien documenté, le tournant des inégalités s’est produit en occident et dans le monde à partir des années 1980.
Ce système capitaliste, qui s’est développé dans les nouvelles formes du néolibéralisme depuis cette époque, non seulement n’a pas entendu les avertissements lancés au moment de la crise financière de 2008 et 2009 mais, a continué à entretenir un système inégalitaire productiviste, fondé sur la croissance continue de la production. Et qu’est-ce que signifie la croissance continue de la production ? et bien extraire toujours plus de matières premières, exercer une pression toujours plus forte sur les écosystèmes, que ce soit par les émissions de gaz à effet de serre ou par la destruction des forêts tropicales ou des autres écosystèmes.
On a là une première responsabilité extrêmement importante du capitalisme néolibéral et dont on peut maintenant vraiment dire qu’il nous met en danger en tant qu’humanité à travers cette pandémie du coronavirus.
Le deuxième aspect de cette faille du capitalisme dans sa version moderne c’est que cette épidémie est effectivement grave mais ce qui la rend grave c’est le fait que l’appareil médical, l’appareil de santé publique, a été très affaibli par des politiques _je parle surtout de la France puisque je voyage peu maintenant mais je crois que c’est pareil dans tous pays.
Il y a eu en France, un affaiblissement continu depuis maintenant une dizaine d’années de l’hôpital public, du système de santé pourtant extrêmement collectif et extrêmement efficace qui conduit au fait que l’on se retrouve dans une situation où l’on manque de lits de réanimation. Et d’une crise sanitaire qui est certes grave, qui aurait eu des conséquences mais qui aurait pu être gérable, on se retrouve totalement asphyxiés. Et pour éviter un engorgement des services de réanimation, pour éviter des morts au maximum, on confine les gens chez eux. On se retrouve ainsi avec un système où la vie sociale est arrêtée, la vie économique est arrêtée, j’allais dire c’est presque secondaire après la vie sociale. Le fait de pouvoir sortir de pouvoir aller jouer avec les enfants d’aller voir ses amis de discuter, tout ça est totalement interrompu et paralysé et tout ça parce qu’il y a eu cette idéologie néolibérale d’affaiblissement des services publics.
Ce que cette crise nous apprend également c’est l’enjeu de la mondialisation. Puisque la contamination du virus s’est aussi faite par l’intensité des échanges de toute nature elle nous interroge beaucoup sur cette mondialisation. Elle a un aspect tout à fait bénéfique si j’ose dire, en tout cas positif qui est le fait que la société humaine se découvre en tant que société humaine. C’est tout à fait magnifique de pouvoir converser d’un bout de la planète à l’autre avec des Chinois, des Chiliens, des Africains, on élargit quand même la communauté humaine et la conscience humaine. C’est un aspect merveilleux de cette mondialisation mais en même temps il y a de nouveaux défis qui se posent, de nouveaux risques, de nouveaux dangers. Ca nous oblige à réfléchir à comment maintenant articuler cette ouverture extraordinaire des esprits, des consciences et des échanges et puis le besoin de quelque part relocaliser nos productions, nos activités, pour éviter des transmissions de dangers très nuisibles.
2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?
Logiquement ça va nous faire changer, enfin il faut l’espérer, la relation à l’écologie. C’est clair qu’il va se poser des questions extrêmement graves sur ce plan, en tout cas dans la conscience publique collective. Maintenant, on va vraiment intégrer la question de la biodiversité, ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent.
La deuxième chose, va être de voir si le mouvement de colère à l’égard de nos gouvernants, de leur impéritie, de leur incurie particulièrement en France va se transformer en une critique plus globale du capitalisme et du néolibéralisme. Cela va être intéressant et je pense que là, il va y avoir un changement très profond dans le débat public. Après je ne sais pas comment cela va changer et si cela va réellement changer mais, je dirais que ce qui va bouger, c’est que l’on se pose, en tout cas je l’espère profondément, des questions nouvelles.
3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?
Je crois que là on va être dans la bataille. Je n’ai aucune confiance dans les capitalistes, aucune confiance dans l’oligarchie, aucune confiance dans la classe dominante. Tout ça en fait, c’est le même terme pour désigner les mêmes gens. Ils ne comprennent rien, ils et elles ne comprennent rien, et c’est souvent des mâles dominants, et ils vont vouloir remettre les choses comme avant.
Ils vont avoir des discours sur la biodiversité, l’hôpital, le bien public, l’intérêt général..changer, réformer… ils vont nous dire tout ça, comme ils l’avaient déjà dit en 2008 et puis en pratique ils ne vont rien vouloir changer. Ils vont vouloir précisément revenir à la normale et pour eux la normale, c’est un système inégalitaire. On veut la croissance maximale et puis on mettra un peu de peinture verte sur tout ça pour essayer de faire croire au bon peuple que, voilà, on a entendu ce qu’il disait et puis on donnera 3 ou 4 milliards d’euros de plus aux personnels soignants et à l’Hôpital, mais on ne changera pas fortement les choses. Donc justement, l’enjeu c’est d’éviter de revenir à la normale capitaliste.
Il faut aussi se rappeler, puisqu’on est en France, que ce choc extraordinaire du confinement vient après un autre choc extrêmement important qui est la révolte des gilets jaunes qui s’est déroulée depuis 2018. Révolte qui a bousculé les gouvernements, mis en cause très profondément l’ordre social, même si c’est d’une manière un petit peu désordonnée. Il s’est déjà passé un mouvement social extrêmement fort qui manifeste une profonde frustration, une profonde colère, une insatisfaction qui ne trouve pas forcément ses mots et ses forces politiques pour le dire. Et le confinement vient par dessus. Je cible un ennemi, je cible un responsable, je dis voilà il y a un système et des responsables qui sont en cause, maintenant on voit les choses de manière claire. C’est à dire que l’on voit aussi ce que disent depuis longtemps des écologistes, que l’on va dans le mur, on va à la catastrophe. Et là on est, et dans le mur et dans la catastrophe. Et pas seulement écologique.
De cet enfermement absolument terrible, il va y avoir des conséquences économiques extrêmement dures pour beaucoup de gens qui risquent de perdre leur boulot, pour les sans abris et même pour des patrons de petites entreprises. Énormément de gens vont souffrir même si l’on va mettre toutes sortes de filets de sécurité. On est là dans cette catastrophe économique qui est d’abord une catastrophe sociale donc je crois qu’il faut vraiment que l’on arrive à transformer cette colère, cette frustration, cette insatisfaction, en un vrai discours très radical.
Radical ça veut simplement dire que l’on pense fortement de manière cohérente. Ce n’est pas un mot dont il faut avoir peur, ce n’est pas un mot agressif, ce n’est pas un mot violent. On a une opposition radicale maintenant pour dire qu’il y a moyen de faire autrement. C’est ça qui est absolument essentiel.
Il est possible de faire autrement en diminuant les dividendes, en réduisant les inégalités, en empêchant ces inégalité énormes où il ya des gens qui vont gagner 300 fois plus que d’autres, en soutenant les services publics, en encourageant l’autonomie alimentaire, en relançant l’agriculture paysanne, en créant des emplois par la rénovation énergétique, en arrêtant de détruire les écosystèmes, en arrêtant de faire des grands projets inutiles qui mettent de l’argent dans la poche de gens qui vont le planquer dans les paradis fiscaux, et en créant plein de nouvelles activités dans l’écologie, dans l’agriculture, dans des transports, dans un habitat différent, dans l’enseignement, dans la santé, dans des biens non matériels…
Ce que l’on est en train de découvrir avec ce confinement c’est que c’est tout aussi important d’avoir des personnes qui soignent. Ca ne rapporte pas un infirmier en apparence, c’est pas comme de fabriquer une voiture, sauf que c’est vraiment important. Et maintenant qu’il ya la moitié des élèves qui sont quand même un peu en déshérence il faut le dire, on se rend compte que rien ne vaut un instituteur ou une institutrice dans une classe avec un vrai rapport avec ses élèves et que ça apparemment ça produit pas mais c’est tout aussi important. Donc voilà ce qu’il faut arriver à faire, c’est un monde différent qui sera un monde plus égal et plus sobre. On peut aller dans ce sens mais ça va être une bataille si l’on veut éviter précisément le retour à la normale capitaliste.
4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?
Moi j’ai la chance à mon échelle de pouvoir agir puisque je suis journaliste. Avec d’autres, on anime un site d’information, Reporterre.net, le quotidien de l’écologie. On peut donc faire beaucoup de boulot par ça, transmettre des idées et diffuser des alternatives. C’est formidable un média parce que ça permet aux uns et aux autres de voir qu’il y a des alternatives. Cela met en circulation plein de choses et donne de la force, nous semble-t-il, à tous ceux qui sont un peu comme nous ou qui disent “mais ça ne peut plus durer, il faut changer”. Ça permet de sentir qu’on n’est pas isolé, on se rend compte que l’on est des dizaines de milliers, des centaines de milliers, à penser la même chose, plus ou moins, et à pouvoir agir ensemble. Donc nous allons continuer à animer Reporterre !
Et moi j’ai aussi la chance de pouvoir écrire des livres, donc je vais essayer, à mon niveau, d’écrire un essai dans lequel en gros je raconterais sous forme écrite ce que je viens de vous raconter, avec peut-être d’autres petites surprises?
Propos recueillis le 27/03/2020.
Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …
“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.
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