4 questions pour demain avec David Djaïz #démocratie
David Djaïz est auteur et enseignant à Sciences Po Paris. Son dernier ouvrage Slow Démocratie a paru chez Allary Editions.
“C’est un enjeu à la fois pour la France, mais aussi pour l’Europe, que d’arriver à construire une mondialisation maîtrisée et d’être capable d’envisager un rapprochement, une relocalisation et même des circuits courts.”
1. Que nous enseigne la crise actuelle ?
C’est une “crise monde” de la même manière que Fernand Braudel parlait d’”économie monde” pour désigner cette capacité qu’avait le capitalisme a sécrété son propre monde en quelque sorte.
La crise que nous vivons c’est une crise totale, elle réorganise complètement la vie sociale on le voit à travers bien sûr l’embolie des systèmes de santé mais aussi à travers le fait que les gens sont, aux quatre coins du monde, confinés chez eux. Il y a des centaines de millions, maintenant, des milliards de personnes qui sont claquemurées dans leur domicile, ce qui est quand même paradoxal dans une société où on célèbre au contraire le nomadisme et la circulation. Et puis il y a des centaines de millions d’enfants qui reçoivent de l’éducation à distance, même la vie religieuse est bouleversée et j’ai en tête cette image du Pape François qui célèbre la messe sur une place Saint-Pierre à Rome entièrement désertée. Donc vous voyez que cette crise n’est pas sectorielle pas régionale, elle est une crise monde, elle réorganise un ordre social entièrement autour d’elle.
Ensuite, il est difficile de tirer des enseignements définitifs dans la mesure où nous sommes dans l’oeil du cyclone. C’est difficile de pontifier alors que la priorité aujourd’hui doit être donnée à l’urgence sanitaire. Il faut que nos soignants soient en capacité de faire face à l’afflux de malades et la priorité est d’écraser cette fameuse courbe épidémique pour éviter la surcharge des capacités hospitalières. Ensuite, ce choix que nous avons fait de maîtriser l’épidémie va avoir un impact sur l’économie bien-sûr et cet impact sera d’autant plus fort que notre économie est extrêmement interdépendante aujourd’hui. On a vu à quel point le fait que les lignes de production chinoises soient à l’arrêt pendant deux mois a perturbé toutes les chaînes de valeur dans le monde entier, avec des producteurs en Europe ou aux États-Unis qui se rendaient compte qu’ils étaient exposés comme jamais.
Cette crise est révélatrice d’un certain nombres de nos vulnérabilités et je crois que la principale leçon que l’on peut tirer à ce stade, c’est que nous avons, ces dernières années, connu une phase de mondialisation à tout point de vue, économique, informationnelle, technologique, sans précédent. Mais, cette mondialisation, qui est de l’interdépendance en réalité ne s’est pas accompagnée d’un effort de solidarité équivalent et donc nous rend très vulnérables puisqu’il suffit qu’un choc, ou qu’une crise, ne se produise en un point du système pour que, par effet de propagation exponentielle, tout le système se retrouve en crise.
On en avait déjà vu la couleur avec la crise des subprimes en 2008, les subprimes c’était des titres financiers adossés à des créances hypothécaires sur le marché du logement américain, mais comme ces titres étaient disséminés dans les bilans de tous les établissements bancaires du monde, par un effet domino, la crise est devenue totale.
Aujourd’hui ce que nous voyons c’est que nous sommes extrêmement vulnérables et qu’il va falloir développer dans les années à venir une politique qui nous prémunisse contre ces vulnérabilités.
Je pense que l’enseignement principal à en tirer c’est que l’interdépendance sans la solidarité nous fragilise et qu’il est urgent de construire des solidarités du même niveau que les interdépendances que nous nous sommes créées. Et si nous ne sommes pas capables de construire des solidarités de cette envergure, c’est à dire d’une envergure planétaire, il faudra diminuer le niveau d’interdépendances, être capable de décélérer, de ralentir.
2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?
Je pense que nous prenons conscience dans un certain nombres de domaines stratégiques de notre niveau de dépendance.
On le voit bien sûr sur le plan médical, aujourd’hui nous avons des pénuries en Europe sur le plan du matériel médical que ce soit les masques, les respirateurs, les réactifs pour les tests, et ça révèle plus globalement encore une fois la désintégration des chaînes de valeur. Par exemple, 80% des principes actifs des médicaments que nous achetons en Europe sont fabriqués en Inde ou en Chine. Mais ces dépendances stratégiques ne se limitent pas au domaine médical, on les constate aussi dans le domaine alimentaire. Par exemple, est-ce que vous savez que la France importe 50% des protéines végétales qui sont très utiles notamment pour les élevages et elle les importe en provenance des Etats-Unis et du Brésil principalement. On a le même phénomène dans le domaine financier, les banques européennes sont très dépendantes vis-à-vis du dollar, on l’a vu d’ailleurs pendant la crise financière il ya dix ans. Si le système bancaire européen s’est retrouvé aussi vite en difficulté c’est parce qu’il n’arrivait plus à se refinancer en dollars.
On voit bien qu’il y a un certain nombre de dépendances stratégiques sur lesquelles il va falloir travailler et ça ne pourra se faire que si nous sommes capables d’imaginer ce que j’appelle des décélérations sélectives, c’est à dire de cartographier les différents domaines stratégiques sur lesquels nous ne pouvons pas transiger et les relocaliser ou remettre un contrôle de la puissance publique sur ces secteurs-là.
Dans le domaine du médicament évidemment ça veut dire qu’il faut être capable de produire à nouveau, en Europe, une partie de ces principes actifs, dans le domaine des protéines végétales c’est la même chose. Quant à la dépendance au dollar, nos établissements financiers et bancaires doivent affirmer davantage le rôle de l’Euro.
Vous voyez c’est un enjeu de puissance publique à la fois pour la France, mais aussi pour l’Europe, que d’arriver à construire une mondialisation maîtrisée et d’être capable d’envisager un rapprochement, une relocalisation et même des circuits courts.
3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?
Cette notion de normalité est à prendre avec des pincettes parce que je lis ici et là des contributions qui disent finalement ce que cette crise monde nous rappelle à quel point les trente ou quarante années qui viennent de s’écouler ne sont pas la normalité et cette crise vient nous rappeler à quel point nous sommes vulnérables.
C’est vrai que si on regarde factuellement l’histoire sur le temps long, on voit que l’humanité a été régulièrement décimée, ou en tout cas fragilisée, par des pandémies beaucoup plus meurtrières que celle que nous vivons actuellement. La grande peste du 14e siècle avait décimé la moitié de la population européenne et l’Empire romain est tombé en déliquescence davantage à cause des épidémies que des barbares qui s’agitaient aux portes.
Donc effectivement ça nous rappelle à la très grande fragilité de l’humanité, et je trouve qu’il y a quelque chose de très pascalien dans cette crise que nous traversons. Nous sommes attaqués par l’infiniment petit, par un microbe qui se diffuse comme ça à la vitesse du son par le jeu de nos interdépendances et puis dans le même temps nous faisons l’expérience, depuis déjà quelques années, d’un changement climatique, donc de l’infiniment grand, puisque là, c’est toute la planète qui se détraque. Et entre les deux, l’humanité se retrouve prise en étau et ce qu’il faut arriver à reconstruire c’est une normalité basée sur une conscience plus aiguë de nos vulnérabilités.
Face au changement climatique, face à la crise sanitaire, face à ces différentes vulnérabilités qui nous blessent aujourd’hui, je crois profondément que nous devons développer une politique du soin.
On le voit aujourd’hui avec le travail que font les soignants, les chercheurs, le corps médical pour essayer d’éradiquer ce virus mais plus globalement ça nous invite à réfléchir sur ce que c’est au fond que cette aventure humaine. Et moi, je crois vraiment beaucoup à cette politique du soin pour d’abord redonner de la dignité à ces métiers du lien et du lien dont on se rend compte, quand la machinerie sociale se grippe, qu’ils sont absolument indispensables à notre fonctionnement collectif. Je pense aux aides soignantes, aux infirmières, aux médecins mais on pourrait aussi parler des caissières, des livreurs, des enseignants, bref tout ce que j’appelle moi dans mon livre des métiers sédentaires, c’est à dire des métiers qui sont destinés à une population locale, des métiers du lien social qu’on avait un peu passés sous silence dans ce grand emballement du monde. Mais il est aussi indispensable de retrouver une posture du soucis et de la solidarité. Et les très belles attitudes qu’on voit dans cette épreuve, j’espère qu’elles se se prolongeront activement après l’expérience du confinement et qu’elles remettront la terre à l’endroit.
Nous marchions sur les mains depuis une quarantaine d’années et cette épreuve peut être l’occasion de remettre les choses à l’endroit.
4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?
A mon échelle, ce que je sais faire de mieux c’est d’abord écrire des livres et puis réfléchir. Donc je vais mettre ma réflexion, comme je l’ai toujours fait, à la disposition de la collectivité Et de réflexion il va y en avoir besoin. Il va y avoir besoin de chercheurs, il va avoir besoin de récits aussi, et d’imaginaire, parce que si nous ne voulons pas que des récits morbides et négatifs prospèrent sur cette crise parce que les crises malheureusement peuvent aussi être le terreau de conception du monde morbide.
Il y a un véritable enjeu de combat culturel. Il faut essayer d’écrire un récit de l’après crise qui fasse droit à ces valeurs dont je parlais tout à l’heure de vulnérabilité, d’écologie, de solidarité, de communauté au sens vraiment noble du terme pour éviter que ce soient les options les plus autarciques, les plus fermées, les plus excluantes qui ne prospèrent.
Je vais donc continuer mon travail de recherche, d’écriture et puis par ailleurs je suis aussi dans une autre vie, un serviteur de l’Etat et de l’intérêt général et je suis content de voir que dans cette période un peu troublée on se rend compte que la puissance publique et l’intérêt général ne sont pas des vains mots. Ces notions qui avaient été un peu ridiculisées ou discréditées ces quarante dernières années, font un retour salutaire sur le devant de la scène. Simplement je pense qu il va aussi falloir les réinventer parce qu’aujourd’hui l’État ne peut pas se concevoir sans la Société et que entre le “bien public” et la “propriété privée”, il y a quelque chose qui s’appelle les “communs”. Ce sont des notions auxquelles il va falloir donner une acuité pleine et entière.
Je parlais tout à l’heure d’énergie, de ressources naturelles, ce sont des communs et ces communs ce sont les biens de tous, ce sont les biens de la collectivité. Cette notion de commun va connaître à mon avis un essor important et il va falloir y travailler.
Propos recueillis le 30/03/2020.
Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …
“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.
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