4 questions pour demain avec Lucas Chancel #économie
Lucas CHANCEL est économiste, co-directeur du Laboratoire sur les Inégalités Mondiales à l’Ecole d’économie de Paris. Dernier ouvrage en accès libre “Insoutenables inégalités” (Les Petits Matins, 2017; Harvard University Press, 2020)
“Ce que cette crise peut faire changer c’est, peut-être, notre manière de penser les rapports de force et, surtout, notre manière de penser l’impossibilité et la possibilité dans le débat de la politique économique.”
1. Que nous enseigne la crise actuelle ?
Elle survient dans un contexte de société, que ce soit dans les pays riches ou dans les pays émergents, dans la plupart desquels, les inégalités économiques et sociales se sont accrues au cours des quatre dernières décennies. Depuis ce que l’on a appelé, le tournant néolibéral du début des années 1980, qui a pris différentes formes selon pays mais globalement marqué une remontée historique des inégalités, extrême en Amérique du Nord, très forte dans des pays comme l’Inde ou la Russie, un peu plus modérée dans un pays comme la Chine ou en Europe. Une phase de remontée des inégalités survenue après une parenthèse égalitariste (parenthèse là est la grande question) que l’on observe dans les sociétés d’économie de marché en Europe, aux États-Unis et dans les sociétés communistes socialistes ou à forte dose de régulation de l’économie par la puissance publique comme en Inde par exemple.
C’est dans ce contexte là, que cette crise arrive et il est probable, on le voit d’ailleurs déjà, que la crise exacerbe ces inégalités économiques et sociales de plusieurs manières.
D’une manière sanitaire d’abord. Car même si tout le monde est touché, certaines catégories de la population sont plus touchées que d’autres. Pourquoi ? Parce qu’elles sont plus exposées d’une part et plus fragiles d’autre part. C’est tout le débat en France sur ces catégories de la population que l’on n’avait pas forcément, en tout cas dans le discours gouvernemental, pensées comme des premiers de cordée jusque-là, alors que ce sont vraiment eux qui sont au front. Les infirmiers, les caissiers, tout le personnel non cadre des services essentiels _ service public ou non _ énergie, eau, assainissement, etc.
Ces personnes là sont obligées d’aller travailler, de se confronter aux risques et en plus de cela, on le sait très bien en épidémiologie, elles ont plus de risques de contracter des maladies parce qu’elles ont des parcours de vie qui créent des facteurs aggravants. On l’a vu lors de la canicule de 2003, les ouvriers ont davantage subi les conséquences de cette vague de chaleur. Si vous étiez ouvriers en 2003 c’est comme si vous aviez d’un point de vue du risque sanitaire une maladie cardiovasculaire importante.
On est là vraiment sur la double peine. Ca, c’est pour les inégalités sociales de santé, qui sont bien documentées et qui vont être exacerbées par cette crise même si, encore une fois, la crise touche tout le monde.
Deuxièmement c’est la question de notre système économique qui est posée. Où nous en sommes de la répartition des fruits de la croissance. On a une crise économique d’ampleur massive dont on ne sait pas quand est-ce qu’elle peut voir la fin _ j’espère le plus tôt possible _ mais ça peut durer des mois et potentiellement des années, risquant d’exacerber encore davantage les inégalités actuelles.
2. Qu’est-ce que la crise actuelle peut permettre de faire changer dans notre système ?
Elle peut permettre le pire comme le meilleur. C’est à dire que, à l’issue de cette crise, on peut avoir grosso modo trois types de réponses.
Le premier c’est : on a vraiment eu marre du confinement. On en a eu marre de ces mesures de privation de liberté, de privation de consommation et on veut revenir à la normale, donc on va tout faire pour revenir à la normale. On va changer à la marge l’organisation des chaînes de valeur pour produire un peu plus, trois, quatre types de médicaments essentiels en Europe et trois, quatre types de biens comme les masques etc. Et puis, on continue comme avant. C’est l’option de réponse 0.
Autre option, qui est peut-être encore plus préoccupante, c’est finalement bon bah en fait on a vu que la gestion publique de cette pandémie a été problématique. Dès que l’État a voulu s’emparer de la gestion des masques et de la gestion des vaccins, on a vu que ça n’a pas franchement bien fonctionné. Il y a eu des délais de partout, on attendait le matériel médical il n’arrivait pas au bon endroit, il ya plusieurs dizaines milliers de morts et donc finalement on discrédite encore plus l’intervention étatique sur le marché. Par contre sur le reste, tout ce qui est sécurité etc, comme souvent en période de crise ou d’insécurité sur l’avenir, on se recentre sur des choses très régaliennes, la sécurité, l’ordre public et on investit principalement dans la police et dans l’armée. C’est la deuxième option.
La troisième option, c’est plutôt celle qu’on peut espérer si l’on s’intéresse à la question des inégalités et de leur réduction. C’est la prise de conscience du sous investissement collectif que l’on a eu dans les services publics parce que l’on s’est tous convaincus de ce discours dominant depuis les années 1980 disant que la puissance publique n’est pas efficace dans la gestion de certains biens essentiels comme la santé, l’éducation, la fourniture d’énergie, d’assainissement etc. Et que tout ça, ce sont des biens et des services qui en fait ne sont pas différents du marché des brosses à dents ou du marché des dentifrices, que c’est la mise en compétition des acteurs sur un marché qui fait baisser les prix et qui permet l’amélioration des conditions de vie de chacun. Sauf que cette marchandisation quasi totale de la société, qui est le projet néolibéral tel qu’il a été formulé dans les années 1940 par Hayek _ l’un des plus grands penseurs du 20e siècle et le grand penseur du néolibéralisme _ et mis en place quarante ans plus tard au début des années 1980. Lui ce qu’il veut ce sont des États Européens qui s’unissent uniquement pour permettre l’organisation d’un grand marché. Finalement pas si loin de ce que l’Union Européenne a réussi à produire comme organisation économique et politique. Aujourd’hui c’est la remise en cause de cette idéologie là qui est en jeu, parce que l’on se rend compte qu’en fait, oui il faut mettre en commun des services publics comme la santé, et pour les mettre en commun, il faut des ressources, ça veut dire des impôts. L’impôt n’est plus un gros mot, l’impôt, selon la formule qui est désormais connue, c’est le prix à payer pour la civilisation, c’est le prix à payer pour que la société puisse prospérer. Si c’est le cas, il faut donc se poser la question de où les trouver ces impôts. Est-ce que l’on continue d’exonérer totalement tous ces contribuables qui nous ont convaincu qu’ils pouvaient partir ? Les multinationales, les milliardaires qui dès qu’on leur dit que l’on a quand même besoin de financer l’éducation et la santé en les taxant davantage, ils répondent non ce n’est pas possible parce que si vous le faites,on partira en Belgique, aux Pays-Bas, en Afrique ou en Asie.
Or tout ça ce sont des règles qui s’organisent. Il n’y a aucune loi économique éternelle qui dit que les choses sont censées se passer comme ça jusqu’à la fin des temps. On peut organiser autrement la mondialisation. On peut le faire dès le début de l’année prochaine si vraiment on le souhaite. Il y a une volonté politique à avoir, je pense à la taxation des multinationales, à la taxation des plus hautes fortunes et des plus hauts patrimoines. C’est essentiel de faire ça, non pas par désamours pour les riches ou par désamours pour les grands groupes internationaux _ même si dans de nombreux cas, on voit qu’ils s’affranchissent des règles qui sont en vigueur pour le reste de la population _ la raison fondamentale c’est que l’on est dans un système économique où depuis 40 ans une partie disproportionnée de la production de richesses a été faite au sommet de la pyramide des revenus et de la pyramide des richesses. Donc si aujourd’hui on veut trouver de nouveaux moyens pour financer nos services publics dont on se rend compte qu’ils sont essentiels et qu’ils ont été sous dotés, il faut aller chercher l’argent là où il a été largement généré ces dernières décennies, au sein des profits des multinationales, sur les comptes patrimoniaux des plus grosses fortunes en France et ailleurs en Europe.
Donc pour répondre à la question, ce que cette crise peut faire changer c’est, peut-être, notre manière de penser ces rapports de force, de penser les objectifs des politiques économiques et, surtout, notre manière de penser l’impossibilité et la possibilité dans le débat de la politique économique.
Beaucoup de politiques qui nous paraissaient totalement inimaginables il y a trois semaines ont été mises en place _ contrôle des prix, mesures de limitations de déplacements internationaux comme nationaux, mesures de réquisition de certains stocks de production, mesures de nationalisation. En une semaine l’ordre des choses peut être complètement inversé. Alors certaines choses, bien sûr, on a envie qu’elles reviennent à la normale mais on voit que rien n’est impossible dans le domaine de l’organisation de la production ou dans le domaine de l’organisation des échanges économiques.
3. Comment préparer le retour à la “normale” afin que ce ne soit plus comme avant ?
Comment l’anormal peut devenir la nouvelle norme ?
Je pense qu’il ya une question de temporalité. La première choses, c’est vraiment empêcher les faillites en cascade. Une fois la question de la crise sanitaire passée, la crise numéro deux c’est la crise économique. Elle commence déjà avec l’explosion du taux de chômage dans de nombreux pays, des sociétés qui vont faire faillite et par ailleurs une crise qui peut faire exploser certaines bulles immobilières financières. On a un système financier qui continue de marcher sur la tête depuis la crise de 2008. On n’a pas réglé les fondamentaux des déséquilibres macro économiques au sein de l’économie mondiale. On cite souvent 1929, effectivement en 1929 ce qui se passe la première année c’est une baisse du PIB de 10% dans les pays riches, la deuxième année encore 10% la troisième année dans certains pays encore 10%. Donc 30% de baisse du PIB sur trois ans. Là il est probable que cette première année en 2020 on ait aussi une baisse du PIB de 10 % dans certains pays riches. Ce que dit la BCE à l’heure actuelle c’est 5% de baisse du PIB. Il est tout à fait possible que l’on soit sur la fourchette basse et l’on est vraiment davantage sur le modèle 1929 que sur celui de 2008. Tout ça pour dire que le premier enjeu c’est vraiment d’empêcher le chômage de masse et la précarisation de masse de la société et tous les drames humains et sociaux qui vont avec.
Ca veut dire qu’il faut, dans un premier temps, utiliser cette crise comme une fenêtre d’opportunités pour transformer la société. Puis ensuite aller vers une industrie qui nous permette de faire face à l’érosion de la biodiversité, au changement climatique. Mais dans un premier temps il y a vraiment urgence à empêcher les faillites en cascade et empêcher les drames humains qui vont avec. Ca veut dire qu’il faut se préparer au fait que s’il y a une récession de 10% du PIB, il faut que l’État amène 10% du PIB et qu’il injecte tout ça dans l’économie. Idéalement on sauve les personnes et on s’intéresse un peu moins business parce que que la finalité c’est les individus. Maintenant dans une logique de court terme on est aussi obligé de sauver des businesses. Mais il faut être très clair d’emblée avec les règles qui vont s’appliquer ensuite. On ne sauve pas sans aucune contrepartie. Si l’on met de l’argent, si l’on fait un renflouement de capital de certaines banques, de certaines institutions financières ou certains groupes industriels, ça veut dire qu’on prend aussi en partie le contrôle sur la fixation des objectifs post-crise. Et ces objectifs doivent être démocratiquement débattus.
Mais attention aussi, la sauvegarde du climat et de la biodiversité sont les deux enjeux fondamentaux de notre siècle et peuvent par ailleurs augmenter la probabilité d’avoir de nouvelles crises comme celle qu’on vit aujourd’hui. Beaucoup de chercheurs le disent, on en sait trop peu mais la fonte du permafrost au nord de la Russie par exemple, fait fondre des glaces qui peuvent libérer des virus encapsulés depuis des centaines de milliers voire plusieurs millions d’années. Donc le changement climatique, c’est aussi une question de lutte contre les pandémies et ce sera la phase 2 de la réponse. Une fois que l’État aura montré que son rôle était de sauver l’économie et la société dans ce type de période de crise, il faudra fixer de nouvelles formes d’objectifs pour tous les secteurs et en particulier pour les secteurs les plus carbonés. Ils seront rendus possible grâce à un changement de mentalités vis-à-vis de la puissance publique.
4. Qu’allez-vous faire, vous, à votre échelle ?
En tant que chercheurs, ce que l’on peut faire c’est vraiment tenter de contribuer à ce débat d’idées et mettre sur la table des propositions. Avec mon équipe du Laboratoire sur les inégalités mondiales, on continue à produire des données sur les inégalités et on pense vraiment que plus que jamais on a besoin d’un service public mondial, de statistiques publiques transparentes sur les inégalités économiques mais aussi sur les inégalités en matière de santé.
On voit aujourd’hui avec de nombreux débats qu’il ya en France mais aussi dans d’autres pays des incapacités à répondre sur pourquoi est-ce qu’il n’a pas assez de tests, pourquoi est-ce qu’on ne peut pas vraiment se fier aux chiffres du nombre total de malades.. Parce que tout ça, ça se construit. Il faut des architectures publiques, des services publics de la statistique, de la données pour construire ces informations-là. Dans le domaine de la science des inégalités économiques comme dans le domaine épidémiologique et médical on est sous dotés. Et l’on a finalement un peu accepté l’idée que les data c’était uniquement pour les multinationales et les GAFAs mais on n’est pas obligés d’accepter cette idée-là. On peut se dire que c’est aussi à la puissance publique de fournir ces données à la population pour se faire un avis, pour informer l’ensemble des acteurs de la société de ce qui est en train de se passer, de l’efficacité ou non des politiques de santé ou des politiques économiques.
Ce que je vais faire mon échelle c’est continuer à produire des données et utiliser ces informations-là pour proposer des voies de sortie et, permettre à chacun, d’en débattre et de se faire son propre avis sur les différents futurs possibles.
Au niveau plus individuel j’ai mis en ligne, avec l’accord de mon éditeur, l’ouvrage “Insoutenables inégalités” paru il y a deux ans et qui va être traduit très prochainement en anglais. Il est disponible en francais, gratuitement, en lecture totalement ouverte. C’est une toute petite contribution à cet effort qu’on doit avoir collectivement pour apporter des pistes de compréhension et potentiellement des propositions pour le monde d’après.
Propos recueillis le 02/04/2020.
Culture, économie, philosophie, spiritualité, sciences, politique …
“4 questions pour demain” interroge des personnalités d’horizons différents pour nous aider à mieux comprendre aujourd’hui et à préparer l’avenir.
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